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Il y a peu, j’écrivais dans les colonnes de Business Immo un article titré : Food & beverage VS e-commerce : la guerre du retail n’aura pas lieu, où je développais l’idée que le commerce physique était la citadelle deTroie assiégée par l’e-commerce et son premier représentant : Amazon.

Depuis, je me suis rendu compte que les alliances entre les enseignes bien « réelles » et les monstres de l’e-commerce avaient le vent en poupe : Auchan/AlibabaCarrefour/Tencent ou enfin Monoprix/Amazon. Le combat mythique se retrouvait don

c avec quelques plombs dans les ailes : où plutôt la guerre apocalyptique avait favorisé les alliances sous un seul credo : « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ».

J’en comprends les raisons, mais je ne suis pas certain que ce soit un choix judicieux. En effet, plus tard, je suis tombé sur la lecture d’un autre article particulièrement instructif à propos de l’attrait de l’e-commerce pour l’intelligence artificielle. Tout à coup cela m’a frappé, plus durement que lorsque je m’écrase face contre terre, jeté au sol par mon cheval en plein saut d’obstacle. L’e-commerce cherche à gommer ses défauts intrinsèques grâce à l’intelligence artificielle : en améliorant l’expérience client, en la rendant plus simple, en la dynamisant avec une pointe de réalité virtuelle ; en optimisant la gestion des stocks ; en s’aidant du big data pour suggérer de manière personnalisée aux clients devenus vaches-à-lait.

Eh oui ! Les leaders de l’e-commerce, Sir Jeff Bezos en tête, mènent une stratégie bicéphale : d’un côté s’allient au commerce physique, de l’autre, lui plantent doucement et sans mot dire, un couteau entre les côtes et jusqu’au cœur. « Oui ! Allions-nous ensemble, cher commerce physique, pour aller paître dans les prés main dans la main », chantonne la première tête en riant bêlement. « Ouf, bientôt s’en sera fini de ce type de commerce d’un autre temps, que je vais écraser et supplanter », chuchote l’autre visage qu’un rictus infâme transfigure en satyre cornu.

Expliquons-nous : pour Amazon, comme pour tous les autres monstres de la sorte, le but est de devenir l’« Everything Store » (le magasin pour tout), pour reprendre l’expression du journaliste américain Brad Stone. Ils ne cherchent pas la première place, ils cherchent le monopole. Jeff Bezos l’avouait même dans une vidéo où il expliquait vouloir toujours innover en se fixant sur une stratégie de longue durée.

À court terme, impossible de tuer le commerce physique : Amazon n’est par exemple « que » le 4e retailer mondial selon les chiffres de 2018 (mais il était 17e en 2013, et 6e en 2017) : par conséquent, monter des partenariats est une bonne solution. À long terme par contre, tous les rêves-cauchemardesques sont permis : Amazon a investi 22,6 Mds$ en R&D en 2018 (16,1 en 2017), et notamment en intelligence artificielle. À titre de comparaison : le budget du CNRS est de 3,3 Mds€. Harvard et ses 30 Mds de budget n’ont qu’à bien se tenir. Relier les points n’est pas compliqué à ce stade : « Oui, je vais faire un partenariat, mais le jour où je n’ai plus besoin de toi, adieu. » C’est un pacte avec le diable, un contrat faustien sans le retournement final.

À ceux qui pensent que cela n’est pas vraisemblable, je citerai l’exemple de l’ancien numéro 1 de la vente de jouets Toys’’R’’Us qui signait en 2 000 un partenariat de dix ans avec Amazon pour que celui-ci gère ses ventes en ligne au prix d’une exclusivité réciproque (ce que le géant du numérique n’a pas respecté bien entendu). En 2018, l’enseigne du jouet tombe en liquidation, et aujourd’hui Amazon lorgne sur ses magasins physiques. Voilà ce qu’il en coûte de faire confiance à ce genre de partenaire que des échéances longues n’effraient pas. Il en a été de même pour le 2e libraire américain Borders, tombé lui aussi dans le sillage de l’e-commerce. Aujourd’hui, l’e-commerce se tourne vers l’alimentaire avec Monoprix, nouvelle bataille perdue d’avance par le commerce physique, comme l’annoncent déjà les augures : en 2021, la livraison sera le mode de consommation numéro 1 dans ce secteur selon Capgemini.

Le long terme, c’est la marque de fabrique d’Amazon dont les résultats n’ont cessé d’être négatifs ou très faibles depuis sa création en 1994, et ce, malgré des ventes astronomiques. En 2017, pour 147 Mds$ de revenus, le bénéfice de l’entreprise était seulement de 2,28 Mds, soit 1,68 %, c’est ridicule ! Un an plus tard et c’est le point de bascule. Pour la première fois, l’entreprise est nettement bénéficière : pour 51 Mds de revenu au 1er trimestre 2018, Amazon totalise 1,6 Mds de bénéfices ; au 2e trimestre le rapport est de 52,9 M pour 2,5 ; et au 3e 56,6 M pour 2,9…

Alors, j’entends le raisonnement des commerces physiques qui souhaitent se convertir à l’e-commerce pour éviter la chute, mais on ne concurrencera pas le géant sur son terrain et, quand bien même nous le pourrions, cela ne ferait que retarder l’inévitable. Le monde va trop vite et gomme le temps de la réflexion. Tout s’accélère à tel point que nous n’avons plus le temps de soupeser. Sur internet, il existe déjà des sites ou des lieux pour payer moins cher, de meilleure qualité que sur Amazon. Mais il n’y a pas de moyen plus simple, plus inscrit à la Pavlov dans nos réactions qu’Amazon (ou que Google, ou que Facebook…).

Certes, Alibaba a pu fleurir, mais sous la protection de l’État protectionniste chinois. L’Europe n’a pas bénéficié d’un tel environnement. Le droit de la concurrence et la Commission européenne ne suffisent pas à effrayer les géants sauf si les sanctions se durcissent, aidés par un volontarisme étatique.

Et quand bien même, Amazon, tout empêtré qu’il est contre ses propres démons – Alibaba, la contrefaçon, le gâchis, l’esclavage – un autre monstre sortirait de son ventre à la manière des films de science-fiction et lui ravirait sa couronne avec pour même veau d’or l’e-commerce. Le problème est bien plus profond que la stratégie à deux têtes chauves de Jeff Bezos. Le problème est de savoir la société que l’on veut.

« Tant mieux, je vais rester sur mon canapé à regarder la télé et à m’activer sur les réseaux sociaux. Si j’ai faim, je vais commander à manger sur Deliveroo parce que bouger m’angoisse. Dans l’extrême ou je dois me déplacer, je vais appeler un Uber qui ne sera bientôt plus un chauffeur mais un robot. Pas de réunion de famille à part sur Skype, je ne vais quand même pas tisser des liens avec mes « proches ». Pas de soirée entre amis à part en réalité virtuelle ou grâce à Netflix. Pour faire mes courses, je n’ai enfin plus besoin de croiser une caissière, ni même de marcher avec un sac ou un cadi ; pour acheter mon livre « L’environnement pour les nuls », quelques pianotages sur Amazon suffisent. Seul chez moi avec mes écrans et sans personne : j’ai enfin le monde que je veux !! »

Si vous êtes comme moi et que ce morceau de futur est un cauchemar, alors comprenez que si le commerce physique se convertit à l’e-commerce (et ce n’est pas le numérique), il perd son âme. David a pu gagner contre Goliath parce qu’il avait utilisé sa tête. On ne concurrencera pas l’e-commerce en utilisant ses armes, mais en développant les nôtres : des lieux de rencontres, de socialisation et de partage, des lieux aussi antiques que des forums : des lieux citoyens mêlant marché et lieu de rencontre.

Je ne croyais pas qu’un jour se faire traiter de « conservateur » serait l’égal d’utopiste. « Le moyen d’avoir raison dans l’avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé », disait Ernest Renan. Mais j’ai peur que de s’y résoudre ne suffise pas.


Article paru sur Business Immo